Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Plateau

Carnets. Monde rural. Paysages. Enfance.

Fakitudes, tutti fruti et picaro paysan...

Fakitudes, tutti fruti et picaro paysan...

Le jour se lève sur le Plateau. Les vaches ne se comptent plus par milliers et depuis fort fort longtemps, en guise d'abreuvoir - il trônait comme une fontaine fellinienne au centre des villages et servait aussi bien pour les lessives après quoi tant de bras de femmes se sont tordus, tandis que leurs visages restaient polis comme un miroir -  oui, des parkings à la place. Ici, sur le Plateau, c'est la France et la France n'est plus qu'un pays formidable très formidablement visité, même si, comme on sait, un peu moins cette année. Le Plateau, puisque je parle en amoureux de l'endroit et donc en connaissance de cause – a-t-on jamais pu parler de ce qu'on n'aimait pas ? Et se hasarder à faire une chose pareille en écoutant Tutti Frutti de New Order, territoire aux pommettes hautes et la qualité de sa pâleur serait, dans l'après-coup y compris, encore plus électroniquement fraîche que fiévreuse, territoire où par la seule grâce de l'énonciation pop, on vous fredonne, en boucles faites pour danser en maîtrisant tant soit peu sa peau en sueur, le thème rimbaldien new-wave ( j'ai assez écrit sur et autour du motif, à mes débuts dans la vie, pour que cette parenthèse digressive finisse par oublier de quoi, exactement et à l'origine, elle souhaitait vous entretenir. Je ne suis pas écrivain. Non. Tout juste un lanceur de chat...), oui donc, où par le biais qu'on a dit on vous fredonne la chose suivante: «Non mi interessa il nome vero, Non mi interessa la vita reale... »

Le jour se lève sur le Plateau et Papa conduit son maigre troupeau de vaches ( Gasconne, Tarine, Limousine - je ne connais rien aux affaires complexes des attractions agricoles oui mais pour ce qui est des marques bovines, en revanche, je suis incollable - et vaches issues de divers métissages. Qui osera encore prétendre que le monde paysan est réac n'est qu'un con. Un con que j'emmerde. Ça c'est fait) et il les conduit, comme chaque matin que le jour trouve encore la force de se lever sur le Plateau, et par ici, de la force il en faut, il les conduit à travers les yeux émerveillés d'un garçon de bientôt cinquante ans, vers cette pastorale des « prés mouillés » où avec les copains, ce garçon partait, dans une douce rumeur de mobylettes, regarder les tétards nager vers leur maman imaginaire en tétant deux trois rêves de filles grenouilles. Et ce matin, par exemple, ce garçon se souvient d'une fille qui lui lisait des extraits de « Nous deux » pendant qu'ils écoutaient U2.
 

Le jour se lève sur le Plateau et depuis fort fort longtemps, dès qu'un écrivain s'aventure à évoquer ses souvenirs - et tout ça reste toujours tellement vague qu'on surfe, toujours plus ou moins, au ras des pâquerettes d'une dictée de la troisième république - oui, ses souvenirs du temps où personne n'avait honte de recourir à l'invention d'un cheptel de cousins, de grand-pères élevés, grandis et tous mourus à la ferme, ou à la clinique du coin – à vrai dire, on n'y allait que pour ça, mourir, et il arrivait souvent qu'on meure en cours de route, tant elles étaient mal carrossées ces routes, et à vrai dire, quand tu passes ta vie à respirer la fumée des tracteurs, à t'esquinter le dos, les cuisses, les mains sur le manche des fourches, le voyage a déjà été suffisamment long pour que tu ne vois plus aucun inconvénient à ce que la faucheuse se mette tout à coup à vouloir la couper, cette route - dès qu'un écrivain s'aventure à évoquer ses souvenirs, c'est l'histoire de la décomposition du lambeau de ces souvenirs et il y manque presque toujours l'essentiel. L'odeur âcre du fumier, la poussière du foin et des moissons qui vous brouettent le corps. Et puis les adjectifs sauvages. Tous ces « bordel », « ces putain de merde ». Toutes ces insultes qui ne sont là que pour souligner les rudesses d'une vie que plus personne ne comprend. Ce langage, une fantaisie comme une autre et une tentative, sans doute inconsciente, de subvertir les dures réalités de ces situations qui différent d'une ferme à l'autre. Ce langage qui est la musique du Picaro. Depuis fort fort longtemps...

Le jour se lève sur le Plateau, et mon frère et moi, on ne se risque plus jamais à raconter qu'enfants, alors, comme tant d'autres gamins de partout, nous avons passé nos étés à garder les vaches sur les communaux. Lui et moi, mine de rien, avons trop de respect pour les clôtures électriques. Lui et moi, on sait que beaucoup de nos copains de l'époque ont su rester fidèles à cet idéal de la terre et des bêtes. Qu'ils ont su en faire leur métier, par exemple. Le jour se lève sur le Plateau et le temps d'écrire ce truc bricolé à la sauvette, Papa est passé d'une corvée de fumier à trois remorques de regain. Et jamais, vous pouvez me croire, jamais je ne commettrai ce livre dont le monde paysan du Plateau n'a besoin. Le monde paysan du Plateau n'a jamais eu besoin que de deux choses : le silence et le respect.

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article